Le profil des élu·e·s de gauche dans les grandes villes suisses, 1910-2020

N°38, Juin 2024
Baptiste Antoniazza (Université de Lausanne), André Mach (Université de Lausanne) & Michael Andrea Strebel (Université de Berne),

June 17, 2024
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Antoniazza, B., Mach, A., & Strebel, M. A. (2024). Le profil des élu·e·s de gauche dans les grandes villes suisses, 1910-2020. Social Change in Switzerland, N°38. doi: 10.22019/SC-2024-00003

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Résumé

Les grandes villes suisses ont connu deux périodes de domination politique de la gauche : durant l’entre-deux-guerres et depuis les années 1990. Cette étude examine les transformations du profil socio-professionnel des élu·e·s des partis de gauche dans les organes exécutifs et législatifs des quatre plus grandes villes suisses (Bâle, Genève, Lausanne et Zurich) entre 1910 et 2020. Durant la première moitié du XXe siècle, il s’agit majoritairement de salariés issus des classes populaires qui exercent une profession manuelle et ne possèdent pas de diplôme universitaire. Cependant, à partir de 1980, nous observons que les élu·e·s de la gauche urbaine sont désormais majoritaire-ment issus des classes moyennes salariées et connaissent une élévation de leur niveau de forma-tion et de leur statut professionnel. Parmi les élu·e·s de gauche, ce processus est notamment marqué par la quasi-disparition des travailleur·euse·s manuels et l’essor des employé·e·s socio-culturels, travaillant dans la santé, le social, l’enseignement et la culture.


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Introduction[1]

En Suisse, les grandes villes constituent historiquement des places fortes des partis de gauche. Alors qu’au niveau fédéral et au niveau cantonal – à quelques rares exceptions – les institutions politiques représentatives restent dominées par les partis de droite, il n’en va pas de même dans les exécutifs et législatifs urbains. En effet, la gauche y connaît deux périodes de domination. La première a lieu durant l’entre-deux-guerres où les villes de Bâle, Lausanne ou Zurich notamment, à l’instar de plusieurs villes européennes, sont temporairement administrées par des majorités socialistes, une période souvent qualifiée de « socialisme municipal ». La seconde s’ouvre durant les années 1990. Depuis lors, les grandes villes suisses sont dirigées par des coalitions de gauche qui regroupent le Parti socialiste, Les Verts et des partis de la gauche radicale.

Lors de la première prise de pouvoir des partis de gauche durant l’entre-deux-guerres, les villes suisses, à la suite de l’industrialisation et de l’urbanisation dès la deuxième moitié du XIXe siècle, concentrent une grande partie de la main-d’œuvre ouvrière (voir Walter 1994). À cette époque, les classes populaires constituent leur électorat principal. En effet, les partis de gauche sont issus du mouvement ouvrier. Il existe d’une part des sections locales du Parti socialiste, fondé en 1888 au niveau national et, d’autre part, des sections du Parti communiste qui est quant à lui créé en 1921[2]. Lorsque les villes basculent à nouveau à gauche dans les années 1990, celles-ci ont connu de profonds changements socio-économiques et politiques. En premier lieu, depuis les années 1970, la structure de l’emploi connaît un très fort processus de tertiarisation, ce qui favorise l’essor des classes moyennes salariées au sein de la population active des villes (voir Oesch 2006). En deuxième lieu, à partir de cette décennie et jusqu’aux années 1990, les villes sont en proie à une véritable « crise urbaine » qui se matérialise par des pertes démographiques importantes et la présence accrue de personnes dites « vulnérables » (Rérat 2016). En troisième lieu, à partir des années 1970, à la suite des événements de Mai 68, des « nouveaux mouvements sociaux » écologistes, féministes ou pacifistes voient le jour (Giugni 1995). Une partie de leurs militant·e·s forment de nouveaux partis de gauche dont plusieurs formations écologistes (qui s’unifient au niveau national en 1983 et prennent le nom Les Verts en 1993) ou de gauche radicale à l’image des Organisations progressistes de Suisse (POCH) dans les villes alémaniques. D’autres militant·e·s s’intègrent pour leur part au sein du Parti socialiste. Ce dernier d’ailleurs, élargit progressivement son offre électorale pour toucher les classes moyennes salariées (Rennwald 2015).

Notre étude s’intéresse à l’évolution socio-professionnelle des élu·e·s des quatre plus grandes villes suisses : Bâle, Genève, Lausanne et Zurich. Elle se situe notamment dans la poursuite des travaux de Pilotti (2017) sur le profil des parlementaires fédéraux et de Di Capua (2022) et de Lasseb (2024) sur les membres des législatifs et exécutifs des villes, qui mettent en exergue la faible représentativité de certaines strates de la population au sein des institutions politiques représentatives. Toutefois, nous nous penchons plus spécifiquement sur les élu·e·s des partis de gauche. En quoi les transformations que nous avons évoquées ci-dessus affectent leur profil socio-professionnel ? En outre, les élus de gauche qui administrent les villes durant la période de l’entre-deux-guerres partagent-ils des caractéristiques similaires à leurs homologues appartenant aux coalitions qui dirigent les grandes villes depuis les années 1990 ?

L’évolution de la gauche dans les grandes villes

Depuis la fin du XIXe siècle, aidé notamment par l’introduction progressive d’un système électoral proportionnel, le Parti socialiste gagne des sièges au sein des parlements puis des gouvernements des grandes villes. Comme on peut le voir sur la Figure 1 ci-dessous, à partir de 1928 à Zurich, puis en 1934 à Lausanne et en 1935 à Bâle, les municipalités des villes basculent à gauche[3]. Cette période de l’entre-deux-guerres qui voit une très forte polarisation politique est celle du « socialisme municipal », marquée dans plusieurs villes européennes par la volonté de développer les services publics en faveur des classes populaires, notamment les services liés à l’approvisionnement en eau, en gaz et en électricité (Dogliani 2002). En Suisse, les municipalités de gauche, confrontées aux effets de la Grande Dépression, vont principalement lutter contre le chômage qui affecte durement la population urbaine. Toutefois, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, malgré un boom des partis de la gauche radicale, les partis de droite redeviennent majoritaires dans les grandes villes. Cette période qui s’ouvre au début des années 1950 est marquée par une croissance économique et par une concordance politique. On observe ainsi le passage d’une logique de confrontation à une logique de relative coopération et d’intégration des partis de gauche qui se traduit par une participation minoritaire dans les exécutifs des villes.

Figure 1 : Proportion de sièges des coalitions de gauche dans les exécutifs des quatre villes, 1900-2020

À partir des années 1990, les rapports de force changent à nouveau. En effet, dès 1989 à Lausanne, puis en 1990 à Genève, en 1994 à Zurich et en 1996 à Bâle, les grandes villes suisses basculent toutes à gauche de manière durable et sont gouvernées par des coalitions qui regroupent le Parti socialiste, des partis de la gauche radicale et Les Verts. Les coalitions sont donc différentes de celles des années 1930. Elles peuvent être assimilées à ce que Gyford (1985) a qualifié en Grande-Bretagne de « nouvelle gauche urbaine », composée et s’adressant principalement aux classes moyennes salariées qui constituent désormais l’électorat majoritaire des partis de gauche. Cette nouvelle gauche urbaine promeut entre autres des thématiques féministe ou écologiste, qui s’inscrivent dans le sillage des nouveaux mouvements sociaux des années 1970. Son action est ainsi marquée par le développement des transports publics et des lieux culturels, par la préservation de l’environnement ou l’amélioration de la qualité de vie des habitant·e·s (Le Galès 1990). Au fil des années 1980, ses dirigeant·e·s développent également de nouvelles politiques de développement de type « entrepreneurial » en mettant l’accent sur l’attractivité et la compétitivité des villes par le biais notamment du lancement de stratégies visant à attirer des investissements privés (Quilley 2000).

Présentation des données

Dans le cadre de notre projet de recherche, nous avons élaboré une base de données biographique recensant 2743 personnes siégeant dans les organes exécutifs et législatifs des villes de Bâle, Genève, Lausanne et Zurich à six différentes dates[4]. Parmi ces élu·e·s, on compte 1252 membres des partis de gauche, dont 928 socialistes, 198 membres des divers partis de la gauche radicale[5] et 126 Vert·e·s. On dénombre également 1491 membres appartenant à des partis de droite. Jusqu’en 1957, il s’agit uniquement d’hommes : le droit de vote et d’éligibilité des femmes aux niveaux cantonal et communal n’est accordé qu’en 1957 dans le canton de Vaud, en 1960 à Genève, en 1966 à Bâle-Ville et en 1970 à Zurich. Les données sont séparées en six cohortes : 1910, 1937, 1957, 1980, 2000 et 2020. Les données ont été recueillies au sein des archives cantonales et communales des quatre villes. Afin d’analyser le profil socio-professionnel des élu·e·s, nous avons collecté des données sur le niveau de formation (déterminé par l’obtention ou non d’un diplôme universitaire) et la profession qu’ils et elles exercent au moment de leur élection. Les professions ont été codées selon six catégories puis 22 sous-catégories à partir de précédents travaux consacrés spécifiquement à la classification des principales professions exercées par les élites politiques (Gruner 1970; Best et Cotta 2000; Pilotti 2017; Di Capua 2022)[6]. Dans un deuxième temps, nous avons procédé à un second codage des professions selon les huit catégories professionnelles du schéma de classe développé par Oesch (2006: 66-69). Ce dernier, qui prend en compte les grands changements de la structure de l’emploi depuis les années 1970 tels que la croissance du secteur des services ou l’expansion du secteur public, permet de mieux situer la position des professions des élu·e·s de gauche dans la hiérarchie sociale des métiers. En effet, il prend en considération les compétences, le degré d’autonomie et les logiques de travail. Cette deuxième classification permet ainsi de mieux faire ressortir l’appartenance de classe, de même que ses transformations, parmi les élu·e·s de gauche.

L’académisation des élu·e·s

Comme on peut le voir sur la Figure 2 ci-dessous, la proportion des diplômé·e·s universitaires parmi les élu·e·s de gauche connaît plusieurs évolutions. En premier lieu, jusqu’en 1937, elle se situe à 20%. Ce taux très faible par rapport à la droite (50%) s’explique par la forte proportion d’ouvriers socialistes et communistes au sein des parlements, nous y reviendrons plus bas. En 1957, la part des membres possédant un diplôme baisse même légèrement, ce qui pourrait être attribué selon Gaxie et Godmer (2007: 116) à la volonté au sein des partis socialistes et communistes de mettre en place des « quotas de classe » afin de favoriser la représentation d’individus appartenant aux classes populaires. Par la suite, au sein de tous les partis de gauche, le taux d’universitaires connaît une constante augmentation. Un tournant important a lieu entre 1980 et 2000. À cette dernière date, les députations socialistes et vertes comportent toutes deux un taux de diplômé·e·s plus élevé qu’à droite, alors que plus d’un élu de gauche sur deux a accompli des études supérieures. En 2020, c’est désormais près de trois quarts des élu·e·s de gauche des grandes villes suisses qui possèdent un diplôme universitaire. Les Vert·e·s ont depuis leur apparition le taux de diplômé·e·s le plus élevé[7], bien qu’en 2000 et en 2020, les écologistes soient suivis de près par les socialistes. Cette part très haute depuis 1980 peut s’expliquer par l’origine différente des Vert·e·s qui, contrairement aux socialistes, sont issus des nouveaux mouvements sociaux des années 1970 et non pas du mouvement ouvrier.

L’augmentation de la part de diplômé·e·s parmi les députations de gauche reflète la démocratisation de l’accès aux études supérieures au sein de la population depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Toutefois, celle-ci n’explique pas à elle seule la hausse spectaculaire du nombre d’universitaires parmi toutes les formations politiques de gauche, désormais plus élevé qu’à droite et qu’au sein de la population active des quatre villes. Une autre explication renvoie à la profonde transformation des professions exercées par les élu·e·s de gauche.

Figure 2 : Proportion des élu·e·s des quatre villes avec un diplôme universitaire, 1910-2020

Note: N : 1910 = 395, 1937 = 425, 1957 = 452, 1980 = 434, 2000 = 455, 2020 = 414. La ligne noire montre la moyenne pour l’ensemble des élu·e·s. Source: Base de données des élites suisses.

De l’ouvrier au spécialiste socio-culturel

Quelle que soit la période, en observant la Figure 3 ci-dessous, les élu·e·s de gauche se répartissent majoritairement au sein des catégories de salarié·e·s. Si les salariés du secteur privé dominent en 1910, par la suite, les salarié·e·s du secteur public deviennent très largement majoritaires à chaque date (entre 35% et 47%). Parmi celles et ceux-ci, on peut notamment signaler une part significative d’enseignant·e·s sur l’ensemble de la période (entre 16% et 35% des salarié·e·s du public). Historiquement, les enseignant·e·s constituent un groupe professionnel important à gauche. La répartition des élu·e·s de gauche au sein des catégories professionnelles tranche avec la situation des élu·e·s de droite où on retrouve majoritairement des individus qui exercent une profession libérale ou des entrepreneur·euse·s. Leur part est quant à elle très faible à gauche sur l’ensemble de la période, excepté en 1910 où il s’agit généralement de petits commerçants et plus particulièrement de cafetiers. Pour ce qui est des élu·e·s de gauche exerçant une profession libérale, leur proportion qui est marginale jusqu’en 1957, augmente depuis 1980. À partir de 2000, un élu de gauche sur quatre exerce ainsi une profession libérale. Sur l’ensemble de la période, les professionnel·le·s de la politique représentent également une catégorie importante à gauche (entre 9% et 17%). Depuis 1937 et jusqu’en 2000, il s’agit majoritairement de secrétaires syndicaux. Toutefois, en 2020, les secrétaires syndicaux sont supplantés par les secrétaires d’associations d’intérêt public (sociales, culturelles ou de défense de la nature). À noter que l’augmentation des individus sans activité professionnelle en 2020 (10%) résulte de la hausse des étudiant·e·s parmi les effectifs de gauche.

Figure 3 : Répartition des élu·e·s des quatre villes selon leur catégorie professionnelle, 1910-2020

N: 1910 = 405, 1937 = 450, 1957 = 477, 1980 = 468, 2000 = 480, 2020 = 429. Source: Base de données des élites suisses.

Si les salarié·e·s sont dominants à gauche quelle que soit la période, la Figure 4, ci-dessous construite selon les catégories professionnelles du schéma de classe de Oesch (2006), permet de mettre en lumière la transformation la plus importante qui a eu lieu sur l’ensemble de la période : la quasi-disparition des élu·e·s qui pratiquent un métier manuel (représenté·e·s par les travailleur·euse·s de production) qui diminue fortement après 1957. Alors qu’il s’agit de la catégorie la plus nombreuse entre 1910 et 1957, elle ne représente plus que 1% des élu·e·s de gauche en 2020. Leur part est même désormais plus élevée parmi les députations des partis de droite (5% en 2020). Les travailleur·euse·s de production, dont la part au sein de la population active a « fondu » depuis la Deuxième Guerre mondiale, sont en quelque sorte « remplacé·e·s » par les spécialistes socio-culturel, soit des personnes qui travaillent dans les domaines sociaux, médicaux, éducatifs et culturels. Cette quasi-disparition des personnes qui exercent une profession manuelle participe à une baisse de la représentation des classes populaires au sein des députations des partis de gauche en faveur des classes moyennes salariées, car elle n’est pas compensée par une augmentation des élu·e·s qui exercent une profession subalterne, soit les employé·e·s de bureau et les travailleur·euse·s de services que l’on peut assimiler à de nouvelles classes populaires.

Les membres des exécutifs de gauche se distinguent cependant sur l’ensemble de la période en exerçant une profession non-manuelle avant leur élection, généralement en tant que cadre de l’administration publique, enseignant·e ou professionnel·le de la politique. Les membres des exécutifs de gauche se différencient également par un niveau de formation plus élevé que leurs homologues qui siègent dans les parlements (pour plus de détails, voir Antoniazza 2024).

Cette transformation importante du profil socio-professionnel des élu·e·s des partis de gauche durant la deuxième moitié du XXe siècle s’explique premièrement par la tertiarisation de la structure de l’emploi depuis les années 1970 et la proportion toujours plus faible au sein de la population active de personnes pouvant être considérées comme des travailleur·euse·s de production. Une deuxième explication est à trouver dans l’arrivée progressive au sein des parlements puis dans les gouvernements de militant·e·s issus des nouveaux mouvements sociaux des années 1970, qui ont fondé de nouveaux partis de gauche ou intégré les formations politiques existantes. Ces derniers et ces dernières appartiennent généralement aux classes moyennes salariées et disposent souvent d’une formation universitaire. Ce nouveau profil des élu·e·s des partis de gauche au statut professionnel plus élevé a ainsi progressivement remplacé celui plus ancien d’élu·e·s pratiquant un métier manuel.

Figure 4 : Répartition des élu·e·s de gauche des quatre villes selon leur catégorie professionnelle du schéma de classe de Oesch (2006), 1910-2020

N: 1910 = 109, 1937 = 226, 1957 = 196, 1980 = 206, 2000 = 259, 2020 = 241. Source: Base de données des élites suisses.

Conclusion

De manière générale, le profil socio-professionnel des élu·e·s des partis de gauche a connu de profondes transformations au fil de la période étudiée. Entre 1910 et 1957, il s’agit majoritairement de salariés exerçant un métier manuel et sans diplôme universitaire, ce qui les distinguent de la plupart des élus de droite. Ainsi, l’ouverture des institutions politiques à des membres des partis de gauche au début du XXe siècle permet la représentation d’individus issus des classes populaires qui pratiquent des professions subalternes. La période qui va de 1980 à 2020 est marquée par de multiples changements. En premier lieu, la part des élu·e·s de gauche au bénéfice d’un diplôme universitaire augmente fortement pour atteindre plus de 75% dans le cas des socialistes et des Vert·e·s en 2020, dépassant clairement les élu·e·s de droite.

Par ailleurs, outre l’augmentation du niveau de formation, on observe également une dynamique d’élévation du statut professionnel des élu·e·s de gauche dont les individus issus des classes moyennes salariées deviennent majoritaires. Ce processus est notamment marqué par la quasi-disparition des travailleur·e·s manuels parmi les élu·e·s de gauche – qui sont en quelque sorte « remplacé·e·s » par des travailleur·euse·s de la santé, de l’éducation et du social – et une augmentation de la part des élu·e·s qui exercent une profession libérale. Ces éléments participent à une certaine « similarisation » du profil des élu·e·s de gauche et de droite, mise en évidence par Ilonszki (2007) dans le cas des parlements nationaux européens, en termes de niveau de formation et de profession exercée. Toutefois, le processus est bien plus tardif dans les grandes villes suisses et d’importantes différences subsistent. Premièrement, parmi les élu·e·s qui exercent une profession libérale, la part d’avocat·e·s reste plus élevée dans les députations de droite que dans celles de gauche où l’on trouve plutôt des architectes, des ingénieur·e·s ou des médecins. Deuxièmement, la part d’entrepreneur·euse·s reste toujours marginale à gauche, où la proportion d’élu·e·s travaillant dans le secteur public est beaucoup plus élevée.

Cette transformation du profil des élu·e·s des partis de gauche va de pair avec un autre changement majeur au niveau de son électorat : un déplacement du vote des classes populaires qui, en Suisse, jusque dans les années 1970, votaient majoritairement pour le Parti socialiste. Depuis les années 1990, elles votent dans une proportion croissante pour l’Union démocratique du centre (UDC) (Rennwald et Zimmermann 2016). Depuis leur accession à la tête des villes durant les années 1990, il existe une correspondance entre le profil sociologique des élu·e·s de gauche et celui de leur électorat le plus important, les classes moyennes salariées. Or, aux autres échelons du système fédéral suisse, les partis de gauche restent minoritaires. Afin d’élargir leur électorat, les partis de gauche pourraient dès lors essayer de réactiver le soutien des classes populaires. Pour ce faire, une meilleure représentation de ces dernières au sein de leurs députations pourrait constituer une étape déterminante.

  1. Cette étude s’inscrit dans le cadre du projet « Local Power Structures and Transnational Connections. New Perspectives on Elites in Switzerland, 1890-2020 » financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (contrat n°: CRSII5_183534), voir site internet du projet (https://wp.unil.ch/sinergia-elites/). Pour une analyse plus détaillée des élu·e·s de la gauche urbaine, voir Antoniazza et al. (2023) et Antoniazza (2024).
  2. Ce dernier, interdit par les autorités fédérales en 1940, connaît une forme de résurgence en 1944 avec la création du Parti suisse du Travail.
  3. La ville de Genève ne connaît pas de majorité de gauche à cette époque, toutefois, au niveau cantonal, le Conseil d’État connaît une parenthèse socialiste entre 1933 et 1936.
  4. L’ensemble des données sont disponibles en ligne sur la Base de données des élites suisses créée par l’Observatoire des élites suisses (OBELIS) à l’Université de Lausanne (https://www2.unil.ch/elitessuisses/).
  5. Sont considérés comme des partis de la gauche radicale : Parti communiste, Parti ouvrier et populaire, Parti du Travail, Parti progressiste, POCH, Frauenliste, Frauen Macht Politik!, solidaritéS, DAL et Alternative Liste.
  6. Le taux de données manquantes est de 6,1% (168) pour le niveau de formation et de 1,2% (34) pour la profession exercée.
  7. En 1980, nous ne dénombrons toutefois que neuf écologistes qui siègent uniquement à Lausanne.

Bibliographie

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